NUMÉRO 02

Séamus Gallagher × Ruth Marsh

 

Séamus Gallagher, Thinking of You, Thinking of Me, 2019. Vidéo numérique. Courtoisie de l’artiste.

Je me régale les yeux devant le décor luxuriant de THINKING OF YOU THINKING OF ME, (2019) de Séamus Gallagher. J’admire une succession d’images glamour d’énormes fleurs aux couleurs éclatantes qui s’épanouissent à l’avant-plan d’une scène mystérieuse. Un seul projecteur éclaire celle-ci de façon dramatique et lui confère une allure hollywoodienne d’autrefois. La partie inférieure d’une robe rouge à paillettes scintille derrière le rideau. 

À l’écran, une étonnante beauté à trois têtes ouvre le rideau de manière théâtrale et avance sur scène en balançant les hanches.

Sara Tonin est une multitude d’existences en soi. Elle possède une silhouette ravissante, d’un âge indéterminé. Elle est constituée d’atomes brillants qui, dans un miroitement de boule disco interdimensionnelle, révèlent et dissimulent tour à tour leur intelligibilité. Si on l’interroge poliment (les bonnes manières sont très importantes pour Sara), elle soulignera que son genre s’apparente au Tardis, il existe en dehors du temps et de l’espace et, aucune surprise ici, « est plus grand à l’intérieur qu’à l’extérieur, mon chou ». Elle accompagne ses mots d’un clin d’œil à la Mae West, son œil droit éclairé d’une ombre à paupières rose se refermant dramatiquement, comme celui d’une poupée de porcelaine. À ces paroles, les yeux fermés des autres têtes tressautent avec sympathie. 

Attention : Sara ne supporte pas les imbéciles; si vous l’agacez, il y a de bonnes chances qu’elle vous chasse de sa vue. Elle est parfaitement intraitable. Perçue? Oui. Quantifiée? Pas du tout. Ami·es voyageureuses, n’allez surtout pas vous imaginer que sa valeur repose simplement sur la somme terrestre de ses parties physiques ordinaires. Elle est insondable – respectez-la et donnez-lui un bon pourboire s’il vous plaît. 

Comme la libellule commune, Sara perçoit les couleurs à travers dix fois plus de canaux que la plupart d’entre nous. Une fois, j’ai commis la stupidité d’utiliser le mot « extraterrestre » pour la décrire et elle m’a corrigé·e fermement. Elle m’a expliqué que tout comme ses compatriotes à pattes fines et aux ailes chatoyantes qui peuplent les marécages, elle est apparue bien des millénaires avant « tout ce gâchis » et y sera probablement encore de nombreux millénaires après que « toute cette merde ait simplement fondu dans l’océan, mon ange ». Elle avait ponctué ses paroles de grands gestes de ses bras gracieux. Le temps ne signifie pas grand-chose pour Sara. 

Aujourd’hui, elle fait claquer ses griffes acérées rouge Revlon comme une crevette pistolet meurtrière. Elle a toute mon attention. Elle m’invite à détailler ses courbes impressionnantes dignes de Jessica Rabbit. Elle me rappelle quelque chose de séduisant et d’enfumé, violet légèrement teinté d’ambre; je n’arrive pas à mettre le doigt dessus. Je remarque sa peau lisse, les poils doux qui assombrissent ses aisselles, ses clavicules délicates, son unique tatouage, visible mais de bon goût. Je note l’exquise apparence négligée et bleutée de sa barbe de fin de journée. J’observe le contour subtil et scintillant de sa proéminence laryngée lorsqu’elle se tourne vers moi. Je sens une euphorie ensorcelante me gagner. 

Elle me dit que certaines créatures changent leur apparence naturelle de façon à ressembler aux chasseurs qui les désirent, se cachant ainsi à la vue de tous. « Les papillons de nuit peuvent revêtir l’aspect de guêpes », crache-t-elle. « Les abeilles peuvent se déguiser en araignées… » Elle me regarde, une pointe carnivore dans les yeux, « ...mais les araignées qui se balancent au bout de leur fil n’ont qu’un seul but : se régaler du sang frais dont elles ont besoin. » Elle souligne ensuite la différence entre ces chasseureuses à huit pattes et celleux à deux jambes qui contrôlent tout pour le seul plaisir de contrôler et écrasent qui ou quoi que ce soit pour le seul plaisir d’écraser. Elle considère que cette dernière forme d’annihilation est une offense violente et intentionnelle visant le maintien du statu quo. Elle voit le langage comme un outil précieux, une source de libération même qui, entre de mauvaises mains, peut servir d’arme destinée à contrôler et à écraser de même qu’à encourager le désir de contrôler et d’écraser. En voyant mon grand plaisir mêlé d’embarras, elle change rapidement de sujet.

Elle demande : « Y a-t-il quelque chose de plus désirable qu’une personne capable de démontrer à quel point elle est désirée? » Si vous l’aviez déjà rencontrée, vous sauriez qu’une leçon de choses peut être tirée de son apparence et de cette déclaration. Sara a trois têtes. La tête centrale qui, je présume, contrôle son corps, arbore un look très glamour avec ses grosses lèvres rouges figées en une moue pulpeuse. De chaque côté de ses yeux à la ligne ailée, de ses hautes pommettes et de sa mâchoire saillante, des protubérances bosselées imitent de façon convaincante les têtes décapitées de deux messieurs au crâne dégarni, chacun étant joint à Sara par des lèvres. À leur vue, on ne peut s’empêcher de penser à une mante religieuse bigame qui affiche macabrement ses trophées postcoïtaux aux yeux clos, une expression d’adoration à jamais fixée sur leur tête coupée. Je commence à ressentir un bourdonnement derrière les yeux. 

Comme si elle devinait mes pensées, Sara caresse l’air vide autour de sa tête pour bichonner ses mandibules invisibles. Elle désigne ses prix chèrement gagnés, saillant raidement de son décolleté en cœur étincelant. J’en déduis qu’elle veut illustrer le prix élevé (et la riche récompense) d’une union avec elle. Bouleversé·e, je baisse les yeux. Elle s’en aperçoit et dit « Fais attention à ce que tu regardes et à la façon dont tu regardes, mon pote, mes têtes sont en haut, par ici. » Je rougis et détourne mon regard. 

J’examine les rideaux de la scène. Ils ne sont pas faits de riche velours épais, comme je l’ai d’abord cru, mais plutôt de vinyle mince imprimé. Ils sont suspendus à des anneaux de rideau de douche en plastique. De plus près, je constate qu’il y a des espaces entre les rideaux mais, malgré tous mes efforts, je ne vois absolument rien plus loin. Étrange! Sara explique d’un ton neutre que ce lieu ressemble en plusieurs points à la Chambre Rouge dans Twin Peaks. Elle parle d’une voix monotone et distante : « Passé le projecteur, il y a un portail interdimensionnel qui englobe l’ineffable entièreté du tout. Les fleurs, le projecteur et les rideaux sont un véhicule et non une destination. » Invraisemblable et pourtant, je crois Sara; sa crédibilité est forte et indubitable. J’en conclus que les rideaux doivent cacher quelque chose; je dois tout simplement être dépourvu des bâtonnets et des cônes nécessaires pour le voir. 

Sara se penche vers moi, entoure mon épaule de son bras réconfortant et indique le vide dans un grand geste de la main droite – une nuée d’étincelles incandescentes fusent du bout de ses ongles manucurés. Je suis subjuguée·e. Regarder dans le vide avec son aide me fait l’effet de contempler un nombre infini de documents censurés. Je me sens attiré·e de près. Dans l’obscurité profonde, je tente désespérément de déceler des indices. Je commence à reconnaître intuitivement les motifs qui apparaissent dans le gouffre tourbillonnant. Je m’efforce de trouver les mots qui traduiraient bien ce que je vois, mais je dois rapidement capituler face au paradoxe de devoir décrire le TOUT. 

Sara resserre la pression de sa main chaude sur mon bras et m’explique d’un ton rassurant que le simple fait de n’avoir pu exprimer mon désir verbalement ne signifie pas que je devrais m’empêcher de suivre mon instinct et de plonger de tout cœur. Elle raconte en détail ses premières expériences avec le portail. « Avant d’en arriver à cette magnifique forme, j’ai fait beaucoup d’essais. Par exemple, j’ai d’abord vécu comme une éponge de mer pendant trois millénaires. » En voyant mon expression choquée, elle ajoute : « Ne critique pas quelque chose que tu n’as pas essayé, mon cœur; la vie simple comporte beaucoup d’avantages. La clé, ce n’est pas l’endroit où tu commences, c’est de commencer quelque part. »

« Tu pourrais d’abord être un type primordial du genre Adam Driver et graduellement développer tes compétences jusqu’à pouvoir dégager beaucoup d’énergie cybernétique comme Keanu, suggère-t-elle avec obligeance. Je fais oui de la tête. Pourquoi pas une Doja Cat semi-aquatique avec de vraies oreilles de chat? » Mes pupilles se dilatent alors que je cligne lentement des yeux, complètement fasciné・e. « Ou, encore mieux, un genre de Docteur Who rayonnant pourvu de huit tentacules, propose-t-elle, en poussant un soupir audible. Les possibilités sont vraiment infinies! À mesure que tu t’habitueras au portail, tu pourras réellement commencer à te détendre et, après un certain temps, devenir quelque chose d’autre... quelque chose d’unique en son genre, tu comprends? » C’est encore nébuleux pour moi, mais je me rends compte que je commence à comprendre en posant un regard reconnaissant et ravi dans le portail et en voyant la silhouette scintillante de mon propre reflet qui grandit, à côté de l’éblouissante forme de Sara. Elle dit : « Tu vois, c’est parti! », alors que nous pénétrons ensemble à l’intérieur du portail.

Traduction: Jacqueline Dionne

 
 

Séamus Gallagher est un·e artiste médiatique photographe et vidéaste qui vit à Kjipuktuk (Halifax, Nouvelle-Écosse). Iel utilise l’auto-portrait et la performance devant la caméra pour aborder les performances du genre dans un cadre numérique / en ligne. Saon travail est grandement influencé par la musique pop, l’esthétique des jeux vidéo et différents auteurices dont José Esteban Muñoz, Ursula K. Le Guin et Mark Fisher. Gallagher a remporté le Prix nouvelle génération de photographes 2022 de la Banque Scotia, le concours 1res Œuvres! 2019 de BMO, et la bourse AIMIA | AGO Photography Scholarship en 2017. Iel a exposé ses œuvres au Festival international du film de Locarno, au musée des beaux-arts de Leipzig, ainsi qu’au musée d’art contemporain de Toronto.

Ruth Marsh (iel/ellui) est un·e artiste multidisciplinaire dont la pratique couvre la création d’univers numériques immersifs, les installations et le dessin. Iel est un·e colonisateurice non binaire établi·e sur un territoire Mi'kmaq non cédé à Kjipuktuk, Mi’kma’ki (aussi connu sous le nom d’Halifax, en Nouvelle-Écosse). Iel s’amuse à examiner d’un regard queer les intersections entre la culture du faire soi-même et les faits scientifiques / la fiction / la fabulation pour s’interroger sur les mutations positives et laisser cours à son imagination avec les corps et dans divers environnements. Le travail de Marsh a été présenté dans des galeries, musées et festivals au Canada et sur la scène internationale dont le Centre des arts de la Confédération (Charlottetown, Île-du-Prince-Édouard); le Discovery Centre (Halifax, Nouvelle-Écosse); la New Gallery (Calgary, Alberta); le Trieste Science+Fiction Festival (Trieste, Italie); Labocine: The Science New Wave et le InScience International Film Festival (Nimègue, Pays-Bas).