En juin 2021, Pfizer a annoncé l’arrêt définitif de la production de Valtran, en anticipant que le stock du marché belge serait épuisé après décembre de la même année. Les dernières bouteilles expirent en 2023.
Avertissement : au moment d’écrire ces lignes, ni l’artiste ni l’auteure n’ont vécu aksanti 33 (partie 2). L’artiste offre aux lecteur·rice·s une première tentative d’archivage d’une intervention-performative. L’auteure souhaite aussi mettre de l’avant l’intimité avec l’artiste, et le temps entre leur rencontre, l’intervention-performative, la publication dudit texte et l’offre de l’ « objet d’art » aux lecteur·rice·s. Ce texte parle de consommation de drogues.
Je lisais la vision de la Dre Pooja Lakshmin qui décrit le self-care comme un processus interne d’autoréflexion qui implique de prendre des décisions difficiles conformément à nos valeurs, et de mettre ces décisions en pratique en changeant nos relations, nos points de vue, notre lieu de travail, et éventuellement, les systèmes brisés à travers lesquels nous vivons (sans cristaux ni bains moussants!). Je décris ma pratique curatoriale comme basée sur la notion de soin, mais je me demande si je ne tire pas profit de cette idée en l’appliquant aussi à ma vie professionnelle. Par ceci, j’entends le fait d’apporter un soin aux idées et aux propos des artistes et commissaires avec qui je collabore, d’accorder une confiance dans les capacités des technicien·ne·s qui font l’installation de mes projets d’expositions, ainsi que de donner un soin physique aux personnes avec qui je travaille. On entend souvent lors des montages « as-tu mangé? », une question que j’ai hérité de ma mère haïtienne pour qui le langage de l’amour se traduit par nourrir sa communauté. Même si ces soins peuvent sembler exceptionnels dans un milieu d’extraction et d’exploitation comme celui de l’art, de qui prends-je vraiment soin? Est-ce que je cours un risque quelconque en prodiguant ces soins?
Pour læ belgo-congolais·e Po B. K. Lomami, le soin et le self-care sont beaucoup plus qu’un processus interne d’autoréflexion. Handicapé·e d’une partie du dos, du bras et de l’épaule gauche par suite d’une erreur médicale à la naissance, sa vie de tous les jours nécessite un soin d’iel-même constant. Son bras est disloqué, l’empêchant de faire certains mouvements comme de le lever au-dessus de sa tête. Iel vit avec une douleur permanente, soulagée par beaucoup de physiothérapie et par le fait dêtre en position allongée. Son bureau à domicile inclut un vélo elliptique, un coussin d’abduction, des haltères pour exercer certains mouvements, et un daybed. Depuis maintenant 12 ans, iel se soigne également avec un puissant relaxant musculaire, le Valtran.
Po B.K. Lomami, aksanti 33, 2023. Performance. Courtoisie de l’artiste.
Je prends du Valtran (en gouttes) comme décontractant musculaire […] pour gérer la douleur sans développer d’accoutumance ou de dépendance. Ma mère a pris connaissance de l’existence de ce médicament via les bénéficiaires dont elle était en charge : personnes âgées, personnes en situation de handicap, personnes souffrant de douleurs chroniques. Elle a demandé à mon médecin si ce serait indiqué pour moi et c’est comme ça que ma vie a changé.¹
« WOW! Donc le langage de l’amour de ta mère s’est traduit par [le fait qu’elle] te fait prendre de la drogue! »
Rires
« En plus, pour elle, sûrement comme la tienne, tout est de la drogue; [pour elle il n’y a pas de différence entre] la cigarette et du crack! »
Rires
Le médicament a pour effet de relaxer mon corps, de diminuer les douleurs [et] de me rendre émotionnellement plus disponible. Gérer la douleur a aussi un impact sur ma santé mentale, car la douleur intense et chronique me précipitait dans des cycles dépressifs.²
aksanti 33 (partie 2) est une intervention-performative/performance participative ayant eu lieu à la galerie FOFA, qui impliquait de partager un risque avec iel : celui de l’aider à terminer sa réserve de Valtran avant que celle-ci n’expire. L’œuvre est également une façon pour Po de vivre son deuil de sa tante au Congo, avec qui iel partageait sa médication, lui permettant de s’autonomiser. Bien qu’iel ne l’ait jamais rencontrée, ce partage constituait un soin, un moment familial partagé, une filiation. « C’est de la médication comme une technologie pour l’intimité, pour l’affinité », me dit-iel. Je me demande aujourd’hui ce qu’il restera de cette intervention, de ce rituel crip d’abord vécu à distance. Quelles sont les implications pour la FOFA de présenter cette œuvre? Les institutions, surtout celles aux murs blancs aseptisés (tels les hôpitaux et les galeries) sont rarement des espaces de soin pour les personnes noires, et déclencheront toujours un ESPT à Po. L’archive de ce projet aura potentiellement pour iel une trace de violence. Mais l’archivage d’une intervention implique aussi d’autres personnes : comment l’« objet d’art » peut-il prendre soin d’iel? Ce sera à nous, aux participant·e·s, de s’assurer de tenter de læ libérer de son traumatisme, de lui prodiguer des soins. Et comme on prend un risque avec iel, sa libération doit se faire comme pour Nina Simone : sans peur.³
Courriel de communication en préparation à la performative participative aksanti 33, envoyé le 25 février 2023.
ibid.
La chanteuse Nina Simone et l’auteure partagent le même prénom : Eunice.
Po B. K. Lomami (Pauline Batamu Kasiwa Lomami) est un×e artiste interdisciplinaire et interventionniste. Iel est un×e Congodescendant×e (RDC) de Belgique actuellement basé×e à Tiohtià:ke-Mooniyang-Montréal, Canada. Lomami cultive l'intrusion, l'interférence et l'introspection comme stratégie de récupération de l'espace-temps et en réponse à l'urgence. Explorant la super-performance et l'échec, sa pratique tourne autour du déplacement du travail.
Née à Montréal, eunice bélidor est commissaire, autrice et chercheure. Elle est professeure adjointe affiliée au Département d’histoire de l’art de l’Université Concordia. Sa pratique actuelle porte sur le questionnement comme méthode curatoriale, et sur l’écriture épistolaire comme créatrice d’autothéorie curatoriale, et son intersection avec le soin, le féminisme et les enjeux raciaux. Elle a organisé plusieurs expositions au Canada et en Europe, et ses écrits ont été publiés dans Esse, Canadian Art, Hyperallergic, le Journal of Curatorial Studies, Invitation, InCirculation, et ESPACE. eunice bélidor est la récipiendaire du Prix Fondation Hnatyshyn – Groupe Banque TD du commissaire émergent en art canadien contemporain (2018). Elle a travaillé à articule, à la galerie FOFA de l’Université Concordia (Montréal) et au Musée des Beaux-Arts de Montréal.