NUMÉRO 12

Catherine Boivin ×
Erica N. Cardwell

 

Catherine Boivin, Nikotwaso, 2022. Photo: Mike Patten. Avec la permission de daphne.


Cycles de guérison

La nouvelle date d'ouverture de daphne en 2021 (reportée par rapport à leur plan initial d'ouverture en 2020) a coïncidé avec un court voyage que j'ai fait pour rendre visite à ma belle-sœur. C'était par une journée d'octobre inconfortablement chaude à Montréal, empreinte d’une humidité attribuée à contrecœur à la réorganisation des saisons causée par la crise climatique. J'ai enlevé ma veste et mon écharpe avant d'entrer dans la galerie, où l’on installait l’exposition inaugurale. La directrice générale, Lori Beavis, m'a accueillie chaleureusement ; nous nous sommes assises à l'arrière, un espace de prudence entre nous, observant la distanciation du début de la pandémie. Nommé en l'honneur de l'artiste Daphne Odjig, le centre a été fondé par un collectif d'artistes autochtones composé de Skawennati, Hannah Claus, Nadia Myre et Caroline Monnet. daphne partage la vision du centre d'artistes autogéré d’Odjig, New Warehouse Gallery qui a ouvert ses portes à Winnipeg en 1974, d’augenter la visibilité des artistes autochtones dans le paysage des arts visuels au Canada.

Par un autre après-midi humide, mais plus venteux, de juillet 2022, je suis retournée à daphne pour le vernissage de l'exposition et de l'œuvre de Catherine Boivin,
Nikotwaso. Montréal semblait avoir retrouvé sa fraîcheur caractéristique et sa connectivité enjouée, après deux années de séparation et d'isolement. Boivin et moi avons enfin pu nous rencontrer. Sa stature contrastant avec ma petite taille, assorti à mon français médiocre ont rendu notre échange légèrement comique, alors que nous faisions de notre mieux pour communiquer. Finalement, nous avons décidé d'enregistrer notre conversation. J'écrirais des questions à propos de Nikotwaso et Boivin enregistrerait ses réponses en français. Stéphanie Guico, une amie très chère, coach organisationnelle et facilitatrice, se chargerait de la traduction.

Catherine Boivin, Nikotwaso, 2022. Photo: Mike Patten. Avec la permission de daphne.

Catherine Boivin a découvert le concept de Nikotwaso en courant. La callisthénie et l'exercice physique régulier font partie intégrante de la vie de Boivin, une routine qui la met en harmonie avec le territoire et qui invoque son peuple atikamekw. Lors de ses courses quotidiennes, elle est en communion avec ses ancêtres nomades qui parcouraient le territoire, chaque pas étant imprégné de corporalité, chaque mouvement. Ce processus a éventuellement permis à une nouvelle curiosité d’émerger. Boivin s’interroge: « Et si j’enregistrait ma course, et l’environnement que je vois?  »

Nikotwaso signifie «  six  ». L'œuvre comprend six écrans vidéo sur lesquels figurent six figures féminines qui représentent les saisons de la tradition culturelle atikamekw, qui incluent le préprintemps et le préhiver. Chaque femme incarne une de ces saisons. Selon Boivin, chaque femme représente également le passage du temps : « les cycles de la vie, de l'année et de la transmission entre les générations ». Les écrans sont placés en cercle, tournés vers l'intérieur, et affichent chacun l'image en pied d'une femme, vêtue d'une jupe à carreaux traditionnelle atikamekw, qui tourne périodiquement sur elle-même. Les femmes sont d’origines diverses : elles sont des danseuses, des joueuses de tennis, des membres de la communauté de Boivin dont elle a voulu intégrer les talents uniques. « Je participe aussi à cette pièce », me dit Boivin, «  pour être en connexion avec ces femmes qui sont avec moi et connectées à moi à travers les écrans  ». Chaque femme porte des vêtements représentatifs de son héritage atikamekw Nehirowisiw, «  de nos grands-parents et de nos grands-mères, de leurs propres parents aussi, portés par des femmes Atikamekw autrefois  ». Tous les vêtements traditionnels ont été conçus par la cousine de Boivin. « Les franges représentent la danse du Fancy shawl interprétée lors des pow-wow, et j'ai donc voulu faire ressortir cette beauté ».

Catherine Boivin, Nikotwaso, 2022. Photo: Mike Patten. Avec la permission de daphne.

Chaque femme parle, leur voix partageant « des mots de bienveillance et de gentillesse, de belles choses  » sur un enregistrement qui tourne en boucle. Boivin explique que ces phrases traitent des traumatismes intergénérationnels et «  qu'aujourd'hui, nous voulons nous couper des traumas intergénérationnels à travers les transmissions. On veut freiner ça. À travers les transmissions entre les générations, je voulais aller chercher les parcelles qui étaient belles, le beau qui est également sorti de tout ça  ». Pour vivre l'exposition, les spectateurs de Nikotwaso doivent se placer au centre du cercle afin d'avoir une vue d'ensemble. J'ai observé certaines personnes adopter des positions timides en s'attardant au bord du cercle ou en n'y entrant pas du tout, tandis que d'autres, consciencieuses, des settlers blancs ou racisés,  affichaient leur souci d'occuper l'espace et s'écartaient rapidement. D'autres ont observé l'expérience de loin, se réjouissant de voir chaque nouvelle personne entrer dans l'espace. «  Je place mes spectateurs au milieu du cercle, et ils peuvent, chacun leur tour, être enveloppés par cette gentillesse. Le spectateur est invité à virevolter avec eux et à suivre le même cycle ».

Lorsque je demande à Boivin de définir l'héritage dans la culture atikamekw, elle se rappelle le temps passé avec sa mère dans la forêt, le notcimik, et de l’observer pendant qu'elle nettoyait le poisson. «  Pour moi, cela fait partie de l'héritage  ». Dernièrement, Boivin a commencé à documenter ses routines d'exercice sur Instagram. Elle s'exerce avec sa jeune fille, qui s'assoit devant elle ou grimpe sur sa poitrine ou sa hanche pendant un lever de jambe. Aujourd'hui, en tant que mère, Boivin considère l'héritage comme une transmission orale : «  Toutes les histoires sont des outils. Si je commence à raconter des histoires en Atikamekw à ma fille, c'est bon pour son développement car plus elle entendra la langue, plus elle la connaîtra et pourra deviner les mots et ce qu'ils représentent ».

Traduction: Stephanie Guico.

 
 

Jeune artiste multidisciplinaire Atikamekw, Catherine Boivin s’exprime par plusieurs formes artistiques incluant la vidéo, la photographie, la sculpture et la performance. Né en 1989 et originaire de Wemotaci (Québec), ses vidéos ont été projetées lors de l’exposition De tabac et de foin d’odeur. Là où sont nos rêves au Musée d’art de Joliette (Québec, 2019). Son travail sculptural a été inclus dans l’exposition Essence et régalia à l’espace culturel Ashukan (2019). Elle a également participé en tant qu'artiste de performance au festival l'État de la situation sur les arts autochtones (2017) des Productions Ondinnok, au Rassemblement internations d'art performance autochtone (2017) et à Présence autochtone (2019).

Erica N. Cardwell est une écrivaine et critique basée à Toronto. Son livre, Wrong is Not My Name : Notes on (Black) Art sera publié en mars 2024. Elle enseigne la création littéraire à l'université de Toronto à Scarborough.

Stephanie Guico est tantôt développeuse de coopératives et facilitatrice de processus de gouvernance, tantôt artiste et créatrice de textiles. Elle a eu le privilège d'interpréter les voix d’hispanophones, de philippins d'Ilocos et des francophones dans la langue et la vision du monde anglais dans le cadre de divers projets. Elle est basée à Tio'tia:ke et on peut la trouver presque partout via @stephanieguico.